Chapitre 9

 

 

Cette lettre me plongea dans la consternation. Le début me gêna : il est inconfortable de se voir adresser des éloges et des remerciements chaleureux qu’on n’estime pas mérités. Si je n’avais certes pas écrit mon précédent courrier avec cynisme, je me rappelais néanmoins son ironie. Celle-ci n’avait visiblement pas été captée par le soldat. Malaise.

Les choses empiraient ensuite. C’est qu’il y croyait à fond à son projet artistique. Moi, je m’étais contentée de lui raconter la réalisation de cette jeune fille anorexique : c’était une histoire vraie, mais ce n’était jamais qu’un mémoire de fin d’études. Melvin Mapple, lui, ne semblait pas douter un instant de son statut d’œuvre d’art et, plus grave, de son succès imminent en tant que tel. « On trouvera facilement un moyen d’attirer l’attention des médias » – j’avais envie de lui demander ce qui lui permettait d’en être si sûr – « et, pourquoi pas, des galeristes » – mon pauvre Melvin, dans quel monde vivait-il ?! Ces certitudes optimistes si typiques de l’ignorance m’étreignaient le cœur.

Enfin, le pompon : la résolution de ne pas maigrir. Je fournissais à cette bande d’obèses le prétexte qu’ils cherchaient pour se confiner dans leur gras. Ils allaient en crever. Et ce serait ma faute.

Je relus la missive. Mapple délirait complètement. « Le gras humain sera à George W. Bush ce que le napalm fut à Johnson » : l’indécence et l’ineptie de la comparaison sautaient aux yeux. La graisse des soldats concernait le camp américain et disparaîtrait avec eux, quand le napalm avait été déversé sur la terre envahie et pourrirait encore longtemps l’existence des civils.

Si Melvin était un artiste, je l’avais privé d’une qualité essentielle à l’art : le doute. Un artiste qui ne doute pas est un individu aussi accablant qu’un séducteur qui se croit en pays conquis. Derrière toute œuvre, se cache une prétention énorme, celle d’exposer sa vision du monde. Si une telle arrogance n’est pas contrebalancée par les affres du doute, on obtient un monstre qui est à l’art ce que le fanatique est à la foi.

À ma décharge, il fallait dire que si le cas Mapple défiait les comparaisons, il n’était pas rare que des gens m’envoient des échantillons de leur travail : une page d’écriture, un dessin, un CD. Quand j’en avais le temps, je répondais très simplement ce que j’en pensais. Il y a toujours moyen d’être sincère sans être désagréable. Mais ce que Melvin m’avait soumis, c’était son propre corps. Comment s’exprimer à ce sujet avec le détachement voulu ?

Je ne récusais pas le fond de ce que je lui avais écrit. Là où le bât blessait, c’est que le soldat comptait désormais sur la reconnaissance publique de son art.

Je décidai d’être pragmatique et je dédramatisai la situation. Après tout, Melvin Mapple ne serait pas le premier aspirant à se confronter à la dure réalité du marché de l’art. S’il avait envie de tenter l’expérience, pourquoi l’en dissuader ? Il n’y avait pas de raison que je prenne sa déception future tellement à cœur. Dans l’état actuel des choses, il était pour longtemps encore à Bagdad, où il ne serait sûrement pas assez dingue pour aller démarcher les galeristes irakiens. Quand il rentrerait aux États-Unis, il serait toujours temps de se préoccuper de son projet, à supposer qu’il n’y ait pas renoncé dans l’intervalle. Un peu rassérénée, je lui écrivis :

Cher Melvin Mapple,

 

Je suis heureuse de vous voir si enthousiaste. Prenez soin de vous, quand même. Vous ne me parlez plus de Schéhérazade. Comment va-t-elle ? Ma lettre sera courte, j’ai beaucoup de courrier en retard.

Amicalement,

Amélie Nothomb

Paris, le 30/04/2009

 

Je postai ce pli avec la satisfaction de qui a trouvé le ton juste, la distance idéale entre la froideur et la ferveur. Si le soldat avait perdu le doute, c’est que telle était sa pente naturelle : m’en incriminer était absurde et typique de ma tendance à m’attribuer toutes les culpabilités de l’univers.

Rien de tel pour se changer les idées que de lire la missive d’une inconnue : je découvris l’existence d’une comédienne germanopratine qui m’avait écrit le 23 avril. Elle disait m’avoir vue en larmes le 15 avril à la station de métro Odéon. Ce spectacle l’avait bouleversée et pourtant elle n’avait pas osé venir me parler. C’était la première fois qu’elle me voyait et c’était ainsi qu’elle m’imaginait. Elle se sentait très proche de moi et me demandait de créer un texte pour elle, qu’elle déclamerait sur les planches et qui transcenderait cette souffrance. Quelques photos d’elle appuyaient sa requête.

Je m’abîmai dans la contemplation des photographies, non sans m’interroger sur mes pleurs du 15 avril à la station Odéon : qu’est-ce qui m’avait pris d’aller sangloter là ? Je sondai mes souvenirs à la recherche d’une cause de désespoir à la mi-avril quand soudain l’évidence me tomba dessus : la pleureuse qu’elle avait vue dans le métro n’était pas moi. Cette comédienne m’avait reconnue dans une inconnue qui sanglotait à Odéon. Pour d’obscurs motifs, c’était ainsi qu’elle m’imaginait. La psychanalyste de bazar qui sommeille en moi suggéra que cette Germanopratine avait aperçu son propre visage en larmes dans un reflet de vitre lors du passage de sa rame à la station Odéon et que, n’ayant pu capter son identité, elle l’avait attribuée à un ectoplasme auquel elle avait donné mon nom.

Pourquoi moi ? Allez savoir. Je vais écrire une chose grave et vraie : je suis cet être poreux à qui les gens font jouer un rôle écrasant dans leur vie. Nous avons tous une dimension narcissique et il serait plaisant de m’expliquer ces phénomènes récurrents par ce qu’il y a en moi d’extraordinaire, mais rien en moi n’est plus extraordinaire que cette malheureuse porosité dont je soupçonne les ravages. Les gens sentent que je suis le terreau idéal pour leurs plantations secrètes : Melvin Mapple a trouvé dans ma terre de quoi nourrir ses fantasmes d’artiste, la comédienne pleure ses salades dans mon potager où germent les larmes, vous n’avez pas idée des nuées de graines que les foules jettent vers mon pré carré. Cela m’émeut sans me réjouir, car je sais la responsabilité que l’on m’impute en cas d’échec de ces projets personnels dont j’ignore la nature.

Je répondrais à la comédienne dans un mois environ, délai habituel que j’aurais été mieux inspirée de respecter avec Melvin Mapple. Tant et tant d’autres lettres encore. Qu’on ne s’y trompe pas : j’adore ça. J’aime follement lire le courrier et en écrire, surtout avec certaines personnes. Seulement, il faut parfois que je me désintoxique pour mieux en apprécier la pratique.

Comment réagir quand une quarantaine d’épîtres requièrent votre attention ? Le tri. Par exemple, je ne lirais pas les 35 copies que m’avait envoyées cette professeur de français qui comptait sur moi pour corriger les devoirs de sa semaine. « Mes élèves vous ont lue, vous leur êtes donc redevable », m’écrivait l’enseignante pour qui de telles aberrations avaient du sens.

L’après-midi, je bus une Grimbergen en m’imprégnant profondément de la substance des missives nombreuses que j’avais gardées pour la bonne bouche. Je goûtais le plaisir de mon appétit restauré. La faim épistolaire est un art, je prétends y exceller.

Le lendemain eurent lieu plusieurs événements planétaires dont les journaux ne parlèrent pas. Ils évoquèrent avec raison une pandémie : la presse choisit bien les actions et mal ses sujets. Une épidémie sévissait en effet, mais de risques grands et beaux, de succès.

La vie reprit son cours parisien. C’est sous le règne de Louis XIV que parut La Princesse de Clèves : l’absolu du raffinement malgré le pouvoir absolu. Ce livre raconte une histoire qui aurait eu lieu cent vingt ans plus tôt. Plus personne ne remarque ce gigantesque écart d’époque. Ce vertige si peu perceptible signale le chef-d’œuvre. Les Chinois qui habitent la France n’y sont pas plus étrangers que moi. Je n’ai pas fini de m’extasier de ce pays, qui plus que jamais est celui de La Princesse de Clèves.

Je calculai que Melvin Mapple recevrait ma lettre le 4 mai. Cela ne m’obséda pas. C’est ainsi qu’il faut procéder. Si l’on suit mentalement le parcours d’un courrier, d’une manière ou d’une autre, il ne sera pas reçu. Il faut laisser le destinataire faire son travail. L’expérience enseigne qu’aucune épître n’est prise comme on l’imagine : alors, autant ne rien imaginer.

Je suis épistolière depuis bien plus longtemps que je ne suis écrivain et je ne serais probablement pas devenue écrivain – en tout cas, pas cet écrivain – si je n’avais été d’abord, et si assidûment, épistolière. Dès l’âge de six ans, sous la contrainte parentale, j’ai écrit une lettre par semaine à mon grand-père maternel, un inconnu qui vivait en Belgique. Mon frère et ma sœur aînés furent soumis au même régime. Nous devions chacun remplir de mots une feuille A4, à l’adresse de ce monsieur. Il répondait une page à chaque enfant. « Raconte ce qui t’est arrivé à l’école », suggérait ma mère. « Ça ne va pas l’intéresser », rétorquais-je. « Ça dépend de ta façon de le dire », expliquait-elle.

Je me cassais la tête avec ça. C’était un cauchemar pire que les devoirs scolaires. À la place du vide du papier, il fallait que je trace des phrases susceptibles d’intéresser l’aïeul lointain. C’est le seul âge où j’aie connu l’angoisse de la page blanche, mais il a duré des années d’enfance, c’est-à-dire des siècles.

« Commente ce qu’il t’écrit », conseilla un jour ma mère qui me voyait sécher. Commenter signifiait décrire le propos de l’autre. À la réflexion, c’était ce que le grand-père faisait : ses lettres commentaient les miennes. Pas bête. Je l’imitai. Mes missives commentèrent son commentaire. Et ainsi de suite. C’était un dialogue bizarre et vertigineux, mais qui ne manquait pas d’intérêt. La nature du genre épistolaire m’apparut : c’était un écrit voué à l’autre. Les romans, les poèmes, etc. étaient des écrits dans lesquels l’autre pouvait entrer. La lettre, elle, n’existait pas sans l’autre et avait pour sens et pour mission l’épiphanie du destinataire.

De même qu’il ne suffit pas d’écrire un livre pour être écrivain, il ne suffit pas d’écrire du courrier pour être épistolier. Je reçois très souvent des missives dans lesquelles le destinataire a oublié ou n’a jamais su qu’il s’adressait à moi ou à quelqu’un. Ce ne sont pas des lettres. Ou alors, j’écris une lettre à quelqu’un et cette personne m’envoie une réponse qui n’est pas une réponse, non que je lui aie posé une question, mais parce que rien dans son propos ne signale qu’il a lu le mien. Ce n’est pas une lettre. Avoir du répondant n’est pas donné à tout le monde, certes ; il n’empêche que cela s’apprend et que beaucoup de gens y gagneraient.